Les chroniques d’Amphitryon

Amphitryon dans les Cycles d'Ouranos par Zak ReginHart

En complément du projet initial qui se polarise sur Heraklès, je suis en train d’écrire ce que j’ai titré par les chroniques d’Amphitryon. Comme j’ai pu l’écrire auparavant, ce personnage était pour moi à la base une silhouette, mais j’ai à coeur justement de développer ses « figures » archétypales pour leur donner une véritable épaisseur. Au début de la scénarisation, je voulais exploiter la différence d’âge et le lien familiale entre Alkmène et lui, mais c’est aussi l’aspect secondaire des hauts faits d’Amphitryon qui m’ont titillé. L’air de rien, Amphitryon n’est pas un monarque mollement installé sur un trône, il combat beaucoup et se devient même le protagoniste principal de certaines intrigues légendaires comme le fameux renard de Teumesse. Enfin, ne divulguons pas et place à la narration avec ce premier chapitre !

“L’Anadoxa est le début et la fin. L’Anadoxa est bien plus qu’un code et ne tombe pas dans le piège mesquin de la religion. L’Anadoxa ne vise rien d’autre que ton accomplissement. Suis la voie de la Vérité et de la Révélation par l’épreuve, et tu trouveras en toi l’expression de ta valeur véritable, ton Agon. Ne vis pas comme les antropos aux songes vides, à l’âme faible. Deviens un épigone pour que ta gloire s’embrase par l’inspiration de l’Anadoxa.”

Le précepteur et l’Anadoxa – Texte ancien de Tiryns

Amphitryon, ce matin d’automne, se leva en ressentant le désir impérieux d’en finir. Le palais était plongé dans le silence car le matin était encore loin d’être là. La nuit s’achevait, agonisait lentement, tandis que les ombres s’atténuaient avec langueur. Il avait tenté, vainement, de retenir le sommeil, mais c’était bien malgré lui que ses yeux fixaient le plafond, grands ouverts, immobiles comme deux fauves guettant l’opportunité d’une proie. Ses pensées étaient agitées, l’excitation propre à la jeunesse se partageant avec l’obsession du Kubos.

Le Kubos.

Lentement, les leçons revenaient en litanies, faisant comme un écho sourd s’entrechoquaient dans sa caboche.

Le Kubos qui, en se déployant, devient le Thésauros, l’instant de l’épreuve ultime, le moment de vérité durant lequel un épisémos peut accomplir, peut débuter, la marche de son glorieux destin.

Instinctivement, sa main se porta à la marque sur sa poitrine, dont il sentit la texture particulière, fibreuse et visqueuse, contrastant avec le satin de sa peau. L’aimakratos, la marque des élus… de ceux qui peuvent devenir des épigones. L’aimakratos était comme un animal familier qu’il aimait caresser du bout du doigt. Les antropos imaginaient souvent l’aimakratos comme une chose froide et rugueuse, alors qu’en vérité c’était la sensation d’une matière huileuse et chaude qui frappait celui qui osait le toucher. Amphitryon, avec le temps, passée la fascination des débuts, s’était pris d’une étrange affection pour cette chose bizarre qui avait littéralement imprimé sa vie d’un but, d’une vision, dont il n’arrivait pourtant pas à saisir la réelle portée. Il savait que l’Anadoxa tenait du sacré, qu’il y avait dans ce charabia de règles et d’exigences une ambition plus grande, qu’il ne pouvait ni saisir ni comprendre.

Mais nous, les épisémos, nous ne pouvons ni penser ni agir comme le commun des antropos, pensa-t-il avec solennité. Car il y avait, chez Amphitryon, un sens aigu de l’honneur, une volonté farouche d’incarner une certaine idée de la noblesse. Ce jeune homme ne se connaissait pas encore assez pour comprendre qu’il avait chevillé au corps et à l’âme, une martialité qui tenaient de la pureté la plus farouche. Amphitryon ne savait pas encore que son destin n’était pas dans le Kubos mais bien dans la formation de ce caractère, de ce cœur, qui s’étaient emplis au fil de sa stricte éducation de grandes idées et de valeurs qui le dépassaient. Des mots puissants qui le hantaient, dont il ne connaissait pas, souvent, l’exacte signification… mais dont il percevait la charge, l’intense responsabilité qu’ils faisaient peser sur lui et sa vie future. L’Anadoxa, déjà, avait forgé des choix dont il n’avait pas conscience. Des choix qu’il regretterait parfois et qui deviendraient des regrets. Au nom de l’Anadoxa.

Amphitryon revêtit rapidement une tunique et se chaussa de sandales légères. Il se rafraîchit rapidement, passa prestement sa main dans sa tignasse châtain qu’il recoiffa d’un geste désinvolte. Il n’était pas coquet, ou si peu. Sa seule sophistication, apparente, tenait dans une boucle d’oreille qu’il portait, avec désinvolture encore, à l’oreille gauche. Peu savaient qu’il s’agissait d’une bague de sa mère… qu’en tant que guerrier, il ne pouvait porter au doigt. C’était donc à l’oreille qu’il avait choisi de la placer, comme si la défunte pouvait parfois lui chuchoter toutes les choses dont sa disparition l’avait privé. Et bien qu’il ne se rappelait ni son visage, ni sa voix, et que les rares souvenirs s’estompaient discrètement au fil du temps, bien malgré lui, Amphitryon portait cette relique d’une enfance trop rapidement sacrifiée et oubliée. Par simple expression de sa fidélité. Un observateur sensible, instruit de l’origine du bijou, aurait compris alors que ce détail témoignait déjà de l’homme qu’il allait devenir. Mais pour la majorité de ses interlocuteurs, ce n’était que le caprice d’un être qui avait comme les autres le besoin naturel d’un peu de superficialité.

Personne ne voyait à quel point Amphitryon était un être sensible et profond. Son apparence débonnaire, la rudesse de son maintien, bien qu’un soupçon de raideur lui conférait un peu de cette noblesse d’apparat que les antropos les plus soumis identifiaient comme une manifestation de supériorité, donnait l’impression d’un être simple et sans véritable épaisseur. Et si son entourage appréciait la nature positive et la simplicité qui le caractérisaient au quotidien, aucun ne pouvait imaginer vraiment qu’il serait capable d’héroïsme et de grandeur, qu’il pourrait faire, un jour, des choix difficiles et cruels. Qu’il pouvait devenir le meilleur de cette aristokratie naissante qui dominait et orientait l’avenir des cités états à travers tout le territoire.

Un “meilleur” du point de vue de l’Anadoxa, bien entendu. Pas de celui de la politique qui déjà était en train de vicier et corrompre le fonctionnement de la cité. Comme des racines perfides et solides, le pouvoir se répandait ainsi dans les fondements mêmes des villes qui s’érigeaient et grandissaient depuis plusieurs siècles, témoignant de cette dynamique de développement qui effaçait de plus en plus les traces de la tragédie du Kataklysmos. L’aristokratie, peu à peu, prenait ainsi deux visages distincts, celui du devoir et celui du pouvoir… qui se confondaient ainsi dans l’esprit des antropos en une seule idée : la reconnaissance et l’acceptation d’une suprématie par une caste naturelle : les épigones.

Amphitryon était bien loin, ce matin, de toutes ces questions sociales, de ces logiques de pouvoir. Pour lui, il faut avant tout rester fidèle à l’Anadoxa. Et passer l’épreuve du Kubos. Devenir un épigone semblait aller de soi pour son entourage qui voyait en lui un combattant accompli. Mais lui ne pouvait chasser de son esprit la possibilité d’un échec. Il connaissait le principe de l’épreuve, affronter sa plus grande peur… mais malgré ses tentatives pour scruter son intériorité, il n’avait pas réussi à en déterminer la potentielle concrétisation. Devrait-il faire face à une chimère monstrueuse ? Ou devrait-il subir une illusion horrible ? Certains parlaient d’une épreuve mesurant sa résistance face au désespoir… Dans l’Anadoxa, il n’y avait que cette déclaration, lapidaire et mystérieuse :

« Pour devenir un épigone, il faut être accepté par un Daïmon.« 

La rumeur populaire, à ce propos, se nourrissait  du mystère entourant ces entités… le sens de l’adjectif “démoniaque” reflétait à quel point ils étaient associés avec l’idée d’une malveillance profonde, hostile au genre humain. Unanimement, cette défiance, cette peur, se propageaient depuis des siècles à présent, tandis que les épigones s’imposaient comme des combattants surhumains, littéralement invincibles pour de simples antropos. Mais la rancœur s’était déplacée vers le levier et non vers ceux qui malgré l’ambition de vertu de l’Anadoxa, avaient la tentation d’utiliser ces pouvoirs pour affirmer leur domination et leur situation sociale. Le père d’Amphitryon, épigone lui-même, s’était contenté de ce simple commentaire quand son fils l’avait interrogé sur son expérience personnelle lors de l’épreuve du Kubos. Alkaios avait alors plissé ses lèvres en un rictus de scellement des émotions, puis avait plissé ses yeux comme s’il avait à affronter, à nouveau, cette épreuve. Et au bout d’une longue minute de silence, avait fini par chuchoter : “les daïmons peuvent être vicieux et terribles”. Rien d’autre. Et Amphitryon savait que quoi qu’il fasse ou exige de son père, il n’obtiendrait rien d’autre. Son propre père, au nom évoquant la force que ses propres parents avaient voulu infuser, dès la naissance, dans son caractère, taisait, cachait, sa propre expérience. Alors Amphitryon n’était pas tranquille. Il veillait à ne pas nourrir des inquiétudes sans fondement. Il tenait la bride à ses angoisses. Mais il avait hâte d’affronter “sa” peur.

Il était prêt.

– ça t’obsède, hein, petit frère ?

Amphitryon fut surpris d’entendre la voix d’Anaxo si tôt ce matin. Elle se tenait à l’entrée de sa chambre, avec ce petit sourire tendre qu’il avait toujours aimé.

– A quoi penses-tu Anaxo ?

– Au Kubos. A cette épreuve à laquelle tu te prépares depuis presque six ans à présent.

– Comme si j’avais le choix, se contenta-t-il de répondre, calmement.

Anaxo vint doucement s’asseoir sur le rebord de la couche d’Amphitryon, et posa délicatement sa main sur la joue de son frère. Celui-ci, surpris, eut malgré lui un mouvement de recul. Qu’il regretta aussitôt. Mais Anaxo continuait de le regarder avec la même tendresse et il constata avec surprise l’inquiétude perceptible dans l’expression de son regard.De quoi as-tu peur ? Tu es bien la seule, tout le monde semble considérer cette étape comme une simple formalité.

– Tu es la fierté de notre père, tu as suivi son éducation martiale avec une rigueur exemplaire… aux yeux de tous, tu es déjà un épigone. Mais pour moi, tu restes mon petit frère… et je ne peux m’empêcher d’être inquiet pour toi.

Elle baissa les yeux, croisant les mains sur ses cuisses dans une posture toute de tension. Amphitryon crut entendre le début d’un sanglot réprimé, contenu.

– Et si… et si ça se passait mal ?

– Que veux-tu dire ?

– Tu sais ce que je veux dire… j’ai entendu ces rumeurs qui parlent d’épisémos devenus fous… il y en a même qui disent que certains en sont morts, foudroyés de peur !

Anaxo, après avoir relâché son fardeau, après avoir déchargé son angoisse, s’était retournée d’un coup, tournant le dos à son frère. Amphitryon était soudainement ému, car si l’inquiétude de sa sœur n’empirait pas son appréhension de l’épreuve, sa tendresse lui rappelait tous ces moments où elle avait pris soin de lui. D’un coup, il prenait conscience que la disparition de sa mère, son absence, avaient été largement commuées par l’amour d’Anaxo. Malgré tout, il se sentait incapable du moindre geste de tendresse en retour. En l’entraînant à maîtriser ses émotions, l’Anadoxa avait bâti entre eux une muraille infranchissable, tuant toute spontanéité. Mais c’était presque avec soulagement qu’il ressentait, malgré la froideur, malgré la tempérance que l’Anadoxa avait fait naître en lui, une profonde reconnaissance pour Anaxo. Il n’était pas devenu un monstre froid et insensible.

– Je vais réussir cette épreuve et devenir un épigone, dit-il avec calme mais aussi fermeté. Et je deviendrai celui qui te protégera, toi et ta descendance, contre tout danger qui pourrait vous menacer.

Anaxo fit volte face, trahissant le sillon des larmes sur ses joues rosées. Les grands yeux verts d’Anaxo plongèrent dans les siens, et Amphitryon, à ce moment précis, prit conscience de sa beauté éclatante. “Quand ai-je cessé de te regarder, Anaxo ?”, se demanda-t-il en son for intérieur, avec un brin de culpabilité.

– Notre mère m’a fait promettre de veiller sur toi… et cette fois je n’y peux rien, je ne peux rien faire sinon…, déclama-t-elle d’une traite, sans achever sa phrase.

– Je ne le savais pas… tu ne me l’avais jamais dit, se contenta de commenter Amphitryon, touché malgré lui par une profonde émotion.

– Tu es fort mon frère, cette promesse n’a jamais été dure à tenir… mais je vais prier les dieux pour toi aujourd’hui… je vais prier et croire en toi.

Amphitryon ne trouva rien à répondre, ou plutôt, il ne savait pas quoi ni comment répondre. L’Anadoxa l’a préparé à affronter les pires dangers au combat, à dompter la peur et faire face à tout ce qu’un champ de bataille pouvait avoir de dangereux. Mais pas à exprimer cette chose qui à ce moment précis lui serrait le cœur… sensation depuis trop longtemps oubliée.

à suivre…

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